Revenir au Sénégal: comment gérer le dieuw
Le dieuw fait partie du quotidien au Sénégal. Voici comment les anciens de la diaspora peuvent s’y adapter sans perdre leur calme ni leur identité.
Amina Tran Van
11/28/20254 min temps de lecture


Revenir s’installer au Sénégal après 10, 15 ou 20 ans à l’étranger, c’est un peu comme remettre les pieds dans une série dont tu connais les personnages… mais pas les nouveaux scénaristes. Tu arrives avec ton envie simple: boire un vrai jus de ditakh, retrouver les rues familières, rigoler avec la famille, profiter de la vie version soleil, poissons grillés et sable chaud. Tu veux parler de projets, d’enfants, de ce que tu as appris “là-bas”. Bref, tu veux juste avoir de vraies conversations humaines.
Et puis… tu réalises très vite qu’ici, la conversation n’est pas un échange d’idées. C’est un sport national. Et son nom, c’est le dieuw ( commerage a la senegalaise).
Le dieuw, c’est cette petite musique de fond qui accompagne tout le pays: salon familial, marché, bureau, cérémonies, dahras… Partout. Et soyons honnêtes: tout le monde y participe. Hommes, femmes, tantes, grands-pères, jeunes, moins jeunes — personne n’est innocent.
Ici, le dieuw, ce n’est pas un hobby. C’est une infrastructure
Au début, quand tu viens d’arriver, tu trouves ça presque drôle. Ça change des “small talks” américains ou de la politesse distante d’Europe. Ici, ça vit, ça bouge, ça raconte. Les gens connaissent les secrets de trois quartiers et la vie sentimentale d’un monsieur que tu n’avais jamais remarqué. On te raconte tout. Absolument tout.
Mais petit à petit, ça devient lourd. Tu vas juste chercher du pain et quelqu’un t’explique pourquoi la fille de la coiffeuse ne parle plus à son mari.Tu veux boire un café tranquille, et on te sert le résumé complet de la dispute entre la gérante et la serveuse. Tu réalises que 95% des conversations tournent autour de quelqu’un qui n’est même pas là —parfois même quelqu’un que personne ne connaît vraiment.
Ici, personne n’est à l’abri. Même les saints du village ont leur fan-club de commentateurs. Mon mari le dit toujours mieux: “Certains ont une jambe complètement pourrie, mais ils commenteront quand même ton petit bouton.”
Tout le monde a ses problèmes, mais c’est souvent plus simple — et culturellement normal — de parler de ceux des autres.
Pour ceux qui reviennent après des années, ce décalage crée un vrai choc. Au début c’est amusant, ensuite lassant, puis franchement envahissant. Tu te retrouves à connaître des détails sur des gens que tu n’as jamais vus. Et un jour, tu te surprends à marcher en te disant: “Dès que je tourne le dos, ils vont sûrement dire quelque chose sur moi…”
Bienvenue dans la phase parano. Elle est courante. Mais elle finit par passer éventuellement.
Beaucoup tentent une fuite stratégique: s’installer dans un quartier où personne ne les connaît. Ça soulage… un moment. Mais au bout d’un an ou deux, ça recommence. Nouveau quartier, nouveaux voisins, même mécanique. Le dieuw n’a pas de frontières.
Certains finissent même par repartir vivre ailleurs. Pas parce que le pays est mauvais ou que les gens sont méchants, mais parce qu’ils prennent tout personnellement. Et ici, plus tu résistes, plus tu deviens intéressant. Être un sujet, ce n’est pas perdre sa réputation: c’est juste entrer dans le décor. C’est presque une validation culturelle.
Ce qu’il faut vraiment comprendre, et qui libère beaucoup: les diewkates ne parlent jamais vraiment “de toi”. Ils parlent d’eux. De leurs peurs, de leurs frustrations, de leurs curiosités, de leurs réflexes sociaux. Tu n’es qu’un prétexte, une ligne passante parmi mille autres.
Alors comment vivre avec tout ça sans devenir un agent secret qui marche en silence entre deux bâtiments?
La première étape, c’est d’arrêter de le prendre comme un jugement personnel. La seconde, c’est d’accepter que personne ne contrôle ce phénomène -pas toi, pas moi, pas même ceux qui en parlent. Et surtout, comprendre une chose simple : ici, tout le monde devient sujet de conversation à un moment ou à un autre. Aujourd’hui c’est toi, demain ce sera quelqu’un d’autre, et la semaine prochaine ce sera l’histoire d’un cousin qui a juste bu son café trop sucré.
On peut choisir d’être un peu plus discret, de sélectionner les gens à qui on confie les vraies choses, de poser des limites sans se fermer. Mais on ne peut pas changer une culture où le récit circule comme l’air. Le pays a toujours fonctionné comme ça: raconter, commenter, amplifier. C’est la bande-son de la vie collective.
Avec le temps, on s’y fait. Pas parce que c’est agréable, mais parce qu’on finit par reconnaître que le dieuw n’est pas une attaque. C’est du bruit social. Le murmure constant d’un pays où tout le monde vit serré, connecté, concerné par la vie des autres. Où la frontière entre “ma vie” et “la vie du quartier” reste très, très fine
Et un jour, presque sans s’en rendre compte, quelque chose s’aligne: on réalise que son équilibre ne dépend pas de ce qui se dit dans un salon quand on a le dos tourné. On existe en dehors du bruit. On tient debout, entier, ancré.
Le dieuw ne disparaîtra pas. Jamais. Mais il arrête de dicter la façon d’habiter le pays.
On trouve son rythme, son calme, sa présence; sans se cacher, sans exploser, sans se perdre. Parce qu’au fond, revenir au Sénégal, c’est redécouvrir une vérité simple: on ne choisit pas ce que les gens racontent, mais on choisit ce qu’on devient.
Et ça, c’est plus fort que toutes les conversations du quartier réunies.
Le commérage au Sénégal: Personne n’y échappe -surtout pas les revenants.


Sénégal Calling: parce qu’on ne revient jamais par hasard
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Fait avec ❤️ entre deux coupures d’électricité, un peu de thé attaya, et beaucoup de vécu.
